Interview avec Jean Asselborn dans Paperjam

"Poutine a peur de la démocratie"

Interview: Paperjam (Nicolas Léonard)

Paperjam: Vous étiez durant trois jours aux Émirats arabes unis pour y accompagner le Grand-Duc Henri, mais vous avez beaucoup travaillé en parallèle sur le dossier ukrainien. Où en est-on au Luxembourg en ce qui concerne l'accueil des réfugiés?

Jean Asselborn: Nous avons accueilli environ 3.500 personnes, surtout des femmes et des enfants qui à eux seuls constituent 38% des arrivants. Cela en plus des 5.000 personnes qui constituent l'immigration "normale". Et 3.500 demandes ukrainiennes sont en cours d'examen.

Paperjam: Qu'en est-il de l'hébergement, mesure à assurer en urgence?

Jean Asselborn: Heureusement que nous pouvons compter sur 600 lits à Luxexpo, dans le Hall 7.180 personnes s'y trouvent pour le moment. C'est grand, les enfants ont de la place. Mais cela ne peut être que temporaire et nous devons penser à l'après. À Contern, nous avons 500 lits, mais qui ne seront disponibles, pour des raisons de sécurité, que dans 6 à 8 semaines. On dispose d'autres solutions en 17 autres endroits, dans des hôtels, des campings... Mais quand la saison touristique va reprendre, il faudra à nouveau trouver d'autres solutions.

Paperjam: Combien de personnes ont-elles reçu une protection temporaire?

Jean Asselborn: 600 ont obtenu ce statut, valable un an et renouvelable une autre année. 70 à 80 dossiers sont traités par jour. 13 personnes y travaillent, mais aussi des traducteurs, la police judiciaire et d'autres.

Paperjam: Beaucoup de personnes se mobilisent, mais des entreprises aussi. Comment peuvent-elles le faire de manière efficace?

Jean Asselborn: Il faut s'adresser à la Croix-Rouge et Caritas, ou à Zesummen. Ce sont des opérateurs intégrés qui savent ce dont on a besoin. Je comprends l'élan spontané de générosité, mais il ne faut pas que cela finisse mal. On voit arriver à Luxexpo des familles accueillies dans des foyers un certain temps avant que cela se passe moins bien.

Paperjam: Êtes-vous inquiet par la situation géopolitique?

Jean Asselborn: Oui, je me pose des questions et je suis inquiet. Je connais bien la Moldavie, la Géorgie... J'ai des craintes.

Paperjam: Peut-on parler avec cette guerre d'un échec de la diplomatie européenne?

Jean Asselborn: Certainement, car les règles de la diplomatie ont été inopérantes. C'est en réalité un échec de la démocratie tout court. La diplomatie c'est une histoire qui se joue entre des hommes et des femmes. Avec qui actuellement peut-on faire de la diplomatie en Russie?

Paperjam: Le ministre des Affaires étrangères expérimenté que vous êtes doit être très touché par cette situation...

Jean Asselborn: Tous ces mensonges... C'est une grande déception. Je suis écœuré. On a tout fait pour trouver une solution, on a discuté au sein du Conseil Otan-Russie, mais rien n'a fonctionné.

Paperjam: Quelles sont les issues pour sortir du conflit?

Jean Asselborn: Il est évident que l'Otan ne va pas intervenir militairement, ce n'est pas possible et ultra-sensible. Par exemple, si on instaure une no-flight zone en Ukraine qui va la surveiller? Évidemment que ce sera l'Otan, mais avec quelles conséquences. Il faut que les sanctions opèrent.

Paperjam: L'Ukraine pose des gestes positifs, et ne souhaite ainsi plus intégrer l'Otan?

Jean Asselborn: Mais il n'en était pas question. Cela été évoqué en 2008, mais jamais mis en œuvre. Cette affaire d'Otan c'est un prétexte pris par Poutine, c'est tout.

Paperjam: Vous avez rencontré Vladimir Poutine plusieurs fois...

Jean Asselborn: Deux fois, à Luxembourg et à Moscou, en 2008. Je me souviens qu'il y avait deux choses qui le blessaient. D'abord, nous disait-il, le fait que la Russie n'était pas reconnue sur la scène internationale comme elle l'aurait mérité. Ensuite, il se plaignait de Gorbatchev, disant que par sa faute des millions de Russes n'avaient plus de pension. Je crois que tout cela est resté en lui durant des années, et qu'avec l'âge on assiste à cette guerre en Ukraine.

Paperjam: Quel regard portez-vous maintenant sur lui?

Jean Asselborn: Poutine est le pur produit d'un système qui n'est plus démocratique, où la liberté de la presse n'existe plus, ou la justice n'est plus indépendante... D'un réformateur il est devenu ce qu'il est aujourd'hui. J'ai la même impression avec Erdogan, rencontré une première fois en 2004 et qui a beaucoup changé. Chez Poutine on peut deviner des moments de bascule. Le Kosovo en premier lieu, puis la guerre de Géorgie, la Crimée enfin... Pour en arriver au conflit en Ukraine. Vladimir Poutine a en réalité peur de la démocratie, de l'état de droit et de ses valeurs, et il n'en veut pas près de la Russie.

Paperjam: Vous avez rencontré aux EAU le prince héritier d'Abou Dhabi et commandant suprême adjoint des Forces armées, Mohammed bin Zayed Al Nahyane. La position ambiguë du pays - en faveur d'une condamnation de l'attaque russe lors de l'assemblée générale de l'ONU, mais une abstention au Conseil de sécurité - a-t-elle été évoquée?

Jean Asselborn: Le contexte de la rencontre était particulier, avec 300 personnes dont 8 ou 9 ministres. Mais j'ai en effet évoqué ce dossier ukrainien. Pour les Émirats, la situation est complexe. Le 17 janvier Abu Dhabi a été touchée par des missiles que les Émirats estiment avoir été tirés par les rebelles yéménites houthistes. Il y a eu trois morts, de gros dégâts. Le prince nous a fait comprendre que la condamnation de cette attaque, notamment de la part des États-Unis, n'avait pas été à la hauteur. Il y a donc un contentieux à ce niveau, une grande déception pour les Émiratis. Dans ce dossier c'est leur relation avec les Américains qui est déterminante.

Paperjam: Sont-ils du côté de Poutine?

Jean Asselborn: Non, ils ne le sont pas et l'ont bien dit.

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