"Il faut rester optimiste, sinon c'est foutu"

Interview de Jean Asselborn dans le Quotidien

Interview: Le Quotidien (Geneviève Montaigu)

Le Quotidien: En ce début d'année 2019, le chef de la diplomatie que vous êtes est-il plutôt pessimiste ou optimiste?

Jean Asselborn: Si j'étais pessimiste, je ne serais pas à ma place. En tant que ministre des Affaires étrangères, ministre des Affaires européennes et ministre de l'immigration, il faut rester optimiste, sinon c'est foutu. Les choses ne sont pas évidentes, c'est, certain. En ce qui concerne l'état de droit, nous avons des soucis avec certains pays membres comme la Hongrie ou la Pologne. En 2015, nous étions presque tous d'accord pour sauver les migrants en mer et trouver des solutions, mais aujourd'hui je ne suis plus sûr que les États veuillent toujours le faire. C'est une différence fondamentale, car à présent une majorité de pays refusent la solution européenne. Je suis pessimiste sur ce point-là.

Le Quotidien: Le traité d'Aix-la-Chapelle, qui renforce le couple franco-allemand, vous redonne-t-il de l'espoir?

Jean Asselborn: Oui, c'est significatif pour l'Union européenne qui se bat contre le nationalisme, l'obscurantisme et le populisme et qui défend les valeurs européennes.

Le Quotidien: Avez-vous vu la vidéo mise en ligne par le New York Times montrant les gardes-côtes libyens financés par l'Union européenne et laissant les migrants se noyer en mer?

Jean Asselborn: Oui (long soupir). J'étais moi-même en Libye et j'ai vu les camps contrôlés par I'UNHCR et par POIM et cela fonctionnait car nous sommes capables de transférer des gens du Sénégal ou d'autres pays d'Afrique, par exemple, pour les sortir de cette misère. L'idée des gardes-côtes libyens venait de l'ltalie pour essayer d'avoir un contrôle sur les côtes afin que les gens ne soient pas mis sur des canots pneumatiques qui présentaient un réel danger pour leur vie. L'atrocité principale c'est qu'en Europe, des pays refusent de sauver les gens en mer.

Le Quotidien: Nous avons vu que cette solution n'était pas la meilleure, même si l'on ne peut généraliser. Comment opérer en tant qu'Européens dès lors?

Jean Asselborn: J'ai toujours dit qu'il n'y avait qu'une seule solution. L'Europe doit aider les organisations onusiennes pour qu'il y ait des structures en Libye qui fonctionnent et qui traitent les gens avec dignité et à partir de là, voir qui a droit à une protection internationale en Europe et pour les autres, tout mettre en oeuvre pour les transférer à nouveau dans leur pays d'origine. À côté de ces dispositifs, il faut créer des chemins légaux pour l'immigration vers l'Union européenne, mais nous n'avons pas réussi à avoir de partenariat entre les pays européens d'un côté et l'Afrique de l'autre. Aujourd'hui, nous ne sommes même plus capables de sauver quelques dizaines de gens sur un bateau. Le réflexe pour les sauver n'existe plus et c'est dégradant pour l'Europe. Ce n'est pas la faute de la Commission mais des États membres qui refusent de voir les choses en face.

Le Quotidien: L'Europe humaniste est morte?

Jean Asselborn: C'est peut-être une affirmation trop générale, car il y a encore des gens dans l'Union et à tous les niveaux qui ne veulent pas accepter que l'Europe tourne le dos à l'humanisme. Je défends en particulier la Commission qui, depuis 2015, a fait des propositions qui allaient dans le bon sens.

Le Quotidien: L'Union parviendra-t-elle à réformer le règlement de Dublin?

Jean Asselborn: Nous ne pouvons que réformer "Dublin" si nous acceptons des quotas. En cas de crise, il ne faut pas que toute la charge retombe sur les pays assurant les frontières extérieures de l'Union comme l'ltalie, la Grèce ou l'Espagne. Sur les 68 millions de réfugiés, l'Europe n'a qu'un tout petit nombre. Si on n'arrive pas à réformer "Dublin", nous n'arriverons jamais à avoir une politique migratoire européenne qui est le but.

C'est la première fois depuis la création de l'Union européenne que nous n'avons pas réussi à combattre les origines d'une crise. Sur l'humanitaire, l'Europe a montré un visage qu'elle n'aurait pas dû montrer et je suis pessimiste quant à une solution dans un proche avenir.

Le Quotidien: Un autre dossier délicat concerne le Brexit. Combien de temps allonsnous vivre encore ce psychodrame?

Jean Assselborn: Nous en avons un peu assez, il faut le dire. Nous avons négocié 17 mois et Theresa May était d'accord avec notre proposition que je qualifie de la seule possible. Nous avons trouvé des solutions sur tous les dossiers, mais aujourd'hui tout est focalisé sur le "backstop" (filet de sécurité) qui évite de réinstaurer une frontière physique entre les deux Irlande. Aujourd'hui, nous avons donc un refus des Britanniques de la proposition de madame May et le lendemain, le même Parlement lui renouvelle sa confiance, c'est un peu compliqué. J'ai peur que mardi prochain (NDLR : demain), date à laquelle Theresa May doit présenter un plan B, nous n'ayons pas de solution non plus. La Chambre des communes ne veut pas de cet accord et ne veut pas non plus de "no deal", mais elle ne dit pas ce qu'elle veut!

Le Quotidien: Quelle est alors la stratégie de Theresa May?

Jean Asselborn: Je crois qu'elle veut se rapprocher le plus possible de l'échéance du 29 mars, gagner du temps et placer les parlementaires britanniques face au chaos d'un "no deal" pour qu'ils comprennent dans quelle situation elle se trouve. C'est risqué. Le pire, pour nous, c'est de ne pas savoir où l'on yade 29 mars et que l'on se réveille avec aucun accord. Là, cela se complique franchement car tous les produits qui seront importés le 30 mars de la Grande-Bretagne seront taxés selon les dispositions de l'Organisation mondiale du commerce et sur les voitures, par exemple, il y aura entre 20 et 25 % de taxes. Les gens vont acheter les mêmes voitures mais produites dans l'Union européenne et non plus dans les usines de Grande-Bretagne.

La perte pour le pays sera énorme mais pour les investisseurs européens aussi qui ont investi dans des unités de production en Grande-Bretagne, comme certaines marques allemandes par exemple. Et je ne vous parle pas de Calais où tous les camions seront contrôlés. L'image de l'Europe va sacrément en pâtir...

Nous allons revenir 30 ans en arrière. Pour l'heure, personne ne peut prédire ce qu'il va se passer.

Le Quotidien: Peut-on imaginer une prolongation du délai, au-delà du 29 mars?

Jean Asselborn: Il y a deux choses qui dépendent uniquement de la Grande-Bretagne, dont une prolongation du délai, mais il faut une majorité à la Chambre des communes pour changer la loi qui dit que le 29 mars est l'échéance. Et il faut donner une perspective, dire ce que l'on veut.

J'ajouterai encore que si l'on fait cela, on est parti pour cinq mois donc vers des nouvelles élections que le Parti travailliste appelle de ses voeux. Mais je pense qu'il pourrait y avoir un vote au Parlement de ne pas accepter de "no deal".

Le Quotidien: L'autre incertitude du moment, ce sont les prochaines élections européennes. Le risque est-il grand de se retrouver avec deux grands clans, les pro et les anti-européens?

Jean Asselborn: On ne peut pas opposer ceux qui sont européens et ceux qui ne le sont pas. Ce serait très dangereux. Je pense que les plus réticents comme les Salvini, les Orban, etc., veulent une Europe nationaliste et reprennent le langage des années 30, celui qui évite toute intégration européenne. Si on revient à une telle situation, on met en danger l'Union qui est née d'un projet de paix entre la France et l'Allemagne. Le premier parti restera, je pense, le PPE, mais on risque d'avoir un deuxième groupe qui veut une Europe tout à fait différente. Il y a des alliances à faire entre les libéraux, les Verts et les socio-démocrates pour éviter cela. Mais il y a des pays comme l'Autriche où tout est décliné par rapport à la migration, donc l'élection européenne sera réduite à pour ou contre la migration. L'autre langage sera de dire que des pays comme l'ltalie ou encore la France doivent reprendre leur destin en main et dire que Bruxelles c'est Moscou. Le combat sera dur, mais il faut avoir le courage de les contrer, parfois avec des méthodes non conventionnelles.

Le Quotidien: Comme le "merde alors!"?

Jean Asselborn: Bon, disons que cela on peut le faire une fois mais pas deux.

Le Quotidien: Vous avez déclaré dans une interview que vous travaillez dans la diplomatie mais que vous n'êtes pas diplomate, c'est assez drôle...

Jean Asselborn: Je n'ai jamais appris le métier de diplomate. J'étais ouvrier, employé communal et après j'ai fait mes études de droit et je suis devenu maire pendant 23 ans, mais la diplomatie c'est une profession. Les gens que je côtoie dans mon ministère, je les respecte énormément et surtout les jeunes car c'est un métier très dur, il faut être engagé, comprendre comment le monde tourne et ils sont là-pour me dire ce que je pourrais faire éventuellement même si je ne le fais pas toujours. C'est la différence entre celui quia une responsabilité politique et celui qui essaie de diriger le responsable politique. Je suis ministre des Affaires étrangères du Luxembourg en toute humilité. Les cinq premières années étaient très difficiles pour moi. En matière de politique étrangère, c'est surtout l'expérience qui est le capital le plus important, savoir comment les choses se sont passées à un certain moment.

Le Quotidien: Est-ce parfois décourageant?

Jean Asselborn: Oui, parfois. Par exemple, quand je vois que nous étions sur la bonne voie concernant le Moyen-Orient, sur Jérusalem comme capitale des deux États, sur les frontières de 67, les pays de l'Union européenne étaient d'accord de 2009 à 2017 et c'est le Brexit qui a tout bouleversé. Nous avions une position commune et maintenant nous ne sommes plus capables de coucher sur le papier les grands paramètres de la politique au Moyen-Orient entre Israël et la Palestine.

 

 



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