Interview de Romain Schneider avec le Forum

"Notre objectif est d'introduire une différenciation dans le cofinancement pour les pays les moins avancés, les pays partenaires et les pays à revenu moyen"

Interview: Forum (Stephanie Majerus et Raymond Weber)

Forum: Quels sont, selon vous, les nouveaux enjeux politiques, auxquels une politique de coopération au développement doit aujourd'hui faire face, aux niveaux mondial, européen et national?

Romain Schneider: Je crois qu'on ne peut pas vraiment parler de nouveaux enjeux politiques, mais plutôt d'une perception différente et d'une prise de conscience plus globale. La lutte contre la pauvreté, le changement climatique, le besoin des gens de vivre en paix et en sécurité sont des enjeux auxquels la politique étrangère luxembourgeoise - et évidemment la coopération au développement - essaient de répondre à leur mesure depuis des années. On se rend probablement mieux compte aujourd'hui combien les événements et leurs conséquences sont liés grâce aux médias et aux réseaux sociaux. Dans mon discours début novembre 2014, j'ai présenté sous cet angle de vue la crise d'Ebola. La situation dramatique sanitaire s'est heureusement améliorée depuis lors, mais il reste pour ces pays, et une grande partie de l'Afrique de l'Ouest, à affronter les effets économiques et en partie politiques de cette crise.

Un autre exemple qui me vient à l'esprit est devenu plus visible ce mois-ci au Niger et plus précisément dans la région de Diffa et Zinder. La situation sécuritaire au Nord du Nigeria fait fuir des milliers de personnes au-delà des frontières, et notamment vers ces régions de Diffa et Zinder, qui sont parmi les plus pauvres du Niger. Cet afflux fait empirer la situation alimentaire déjà très tendue et épuise les capacités de fournir des services publics comme dans la santé ou l'éducation. Les incursions du Boko Haram et son influence dans ces régions au Niger ajoutent à ces défis sociaux des problèmes de sécurité pour les populations, avec le risque d'implosion. Pour moi, sécurité et développement sont intimement liés et constituent un défi complexe pour nous, mais aussi pour les gouvernements directement concernés, comme celui au Niger.

Forum: Quels sont, par rapport à ces enjeux, les accents nouveaux que l'actuel gouvernement souhaite donner à sa politique de coopération et d'action humanitaire? Quelles nouvelles mesures mettez-vous à disposition pour atteindre vos objectifs politiques?

Romain Schneider: Il s'agit de répondre par différents instruments - politiques, sécuritaires et de développement - à ces situations très complexes. Dans le domaine de la coopération au développement, nous mettons dès lors l'accent encore plus que par le passé sur le soutien et le développement de capacités dans nos pays partenaires et donc dans le renforcement des ressources humaines. Une intervention durable nécessite évidemment plus d'infrastructures, mais aussi des gestionnaires pour aider le pays à mettre en oeuvre ses propres plans de développement sociaux et économiques.

Le plan d'action pour l'efficacité du développement dont, la coopération luxembourgeoise s'est dotée en octobre dernier, veut non seulement investir mieux dans le développement mais aussi agir différemment dans nos pays partenaires en étant plus aligné sur leurs programmes et en suivant au plus près leurs procédures nationales en matière financière. Cela signifie aussi une meilleure prise en compte dans nos programmes indicatifs de coopération (PIC) des acteurs comme le secteur privé, aussi bien celui au Luxembourg qui peut agir dans le développement, que celui dans nos pays partenaires. On peut aussi renforcer le rôle et l'apport de la société civile dans nos programmes, comme on l'a fait au Sénégal ou encore au Salvador. C'est donc à travers la mise en oeuvre des principes de l'efficacité de notre plan d'action que nous voulons atteindre notre objectif qui est de moderniser et de rendre plus efficace notre coopération tout en la plaçant dans la continuité.

Forum: Selon vous, en quoi une politique de coopération au développement d'un petit pays comme le Luxembourg doit-elle être spécifique et peut-elle être exemplaire, au-delà de l'objectif quantitatif de plus de 0,7% du RNB consacré à cette politique?

Romain Schneider: Vous avez tout à fait raison de souligner que la coopération au développement du Luxembourg ne doit pas uniquement se caractériser par son engament quantitatif en APD, mais qu'elle doit aussi avoir des spécificités qualitatives.

La concentration de notre action sur 2 à 3 secteurs par pays partenaire, mais aussi la cohérence de notre action avec d'autres bailleurs, notamment dans le cadre de la programmation conjointe de I'UE, sont les gages d'une valeur ajoutée même pour un petit pays comme le nôtre. Notre savoirfaire dans certains secteurs, comme la formation professionnelle dans les pays partenaires en Afrique de l'Ouest, nous a permis d'assumer la responsabilité de chef de file pour tous les bailleurs dans ce secteur au Burkina ou au Cap Vert. En Asie du Sud-Est, notre action de formation hôtelière au Vietnam et au Laos a eu comme conséquence que le Myanmar est venu vers nous pour être associé à ces activités. C'est donc en spécialisant notre savoir-faire que nous pouvons faire la différence et apporter une vraie valeur ajoutée à nos partenaires.

À cela s'ajoute la nécessité d'être flexible pour s'adapter aux changements dans nos pays partenaires et le besoin de rester engagé assez longtemps pour donner la plus grande garantie de durabilité de notre action. Je voudrais finalement revenir sur le point de départ de votre question, à savoir notre engagement à investir 1 % du RNB dans l'aide publique au développement, pour souligner que les moyens financiers et non -financiers comptent. On le voit dans la préparation de la conférence de la mi -juillet à Addis Abeba sur le financement du développement. Et I'APD est indispensable pour les pays les moins avancés qui n'ont pas accès à d'autres moyens pour financier leur développement. L'effet multiplicateur de I'APD dans les pays à revenu moyen, comme le Cap Vert, ne doit pas être négligé pour autant.

Forum: Ces dernières années, un certain équilibre, concernant la répartition des crédits s'est installé, dans l'action de votre ministère, entre les actions que le département de la Coopération réalise directement, ce qui est "délégué" à différentes OIG, ce qui est "sous-traité" par Lux-Development et ce qui est confié à une centaine d'ONG. Jugez-vous cet équilibre satisfaisant ou souhaitez-vous le modifier éventuellement?

Romain Schneider: La répartition des fonds de I'APD entre ministères me semble satisfaisante avec plus ou moins 10 % pour le ministère des Finances, 85 % pour le ministère des Affaires étrangères et européennes et les 5 % restant pour les autres ministères. Parfois, certains besoins spécifiques changent légèrement cette répartition, mais globalement elle revient ensuite à ces niveaux. Pour ce qui est de la répartition entre actions bilatérales avec 70 % et actions multilatérales avec 30 %, l'équilibre me semble aussi adapté. Les activités des ONG luxembourgeoises représentent quelque 15 % de I'APD et couvrent des actions aussi bien dans le développement que dans l'action humanitaire. L'enveloppe dont dispose notre agence d'exécution, Lux-Development, pour agir dans le cadre des programmes indicatifs de coopération dans nos pays partenaires est d'environ 80 millions d'euros par an. Les deux types d'activités sont complémentaires et se rapprochent ici et là pour mieux encore arriver à cette complémentarité comme p. Ex. au Laos dans le développement rural et local.

À budget constant, je pense que ces niveaux d'engagement sont adéquats et reflètent bien notre volonté d'investir des montants importants dans les activités des ONG dont le savoir-faire et la valeur ajoutée sont hautement appréciés. Je sais que les mesures annoncées dans le cadre du Zukunftspak du gouvernement sont interprétés par d'aucuns comme une volonté de réduire les fonds mis à disposition des ONG. Tel n'est pas le cas. Je l'ai dit clairement dans mon discours à la Chambre des députés le 5 novembre, je l'ai expliqué lors de rencontres avec le Cercle des ONG et je le répéterai en cas de besoin. Notre objectif est d'introduire une différenciation dans le cofinancement pour les pays les moins avancés, les pays partenaires et les pays à revenu moyen. Un projet au Chili ne peut pas bénéficier du même niveau de cofinancement qu'un projet en Haïti. Mais c'est un débat que nous aurons avec le Cercle des ONG tout au long de l'année 2015. Le thème de la cohérence des politiques pour le développement est devenu, depuis quelques années, un thème prédominant, au Luxembourg et en Europe : cohérence des politiques au niveau national, cohérence des politiques dans les pays "récepteurs", cohérence des politiques entre les pays donateurs.

Forum: Qu'est-ce que le gouvernement luxembourgeois, en coopération avec I'UE, veut et peut faire concrètement pour empêcher l'évasion de taxes des entreprises actives dans les pays du Sud, mais implantées en Europe ou/et au Luxembourg?

Romain Schneider: La cohérence des politiques pour le développement est effectivement un outil important pour augmenter l'efficacité de nos actions. Je crois que ces dernières années il y a eu une véritable prise de conscience de ce besoin, et ce au-delà des acteurs plus directement impliqués dans la coopération au développement. Au Luxembourg, le comité interministériel a joué un certain rôle dans cette prise de conscience. Il se lancera désormais plus en avant dans l'examen des différents dossiers.

Dans le domaine de la fiscalité des pays dans le Sud et de la meilleure mobilisation des ressources internes, la préparation de la conférence d'Addis Abeba apportera des pistes d'action plus concrètes. Dès à présent le Luxembourg intervient dans le programme de I'OCDE sur la fiscalité et le développement et examine comment au mieux intégrer le programme de I'OCDE sur les inspecteurs des impôts sans frontières. Nous avons aussi annoncé en décembre une aide financière pour permettre aux pays en développement, dont une partie de nos pays partenaires, à être associé aux travaux de I'OCDE sur le projet BEPS (Base Erosion and Profit Shifiing).

Pour ce qui est de la présidence luxembourgeoise du Conseil de I'UE à venir, le programme des volets "coopération et action humanitaire" sera très complet. Nous serons pleinement impliqués dans la conférence internationale sur le financement du développement, le sommet de New York pour fixer les futurs objectifs du développement durable pour l'après-2015 et pour préparer le sommet humanitaire mondial du printemps 2016. En dehors de ces engagements internationaux de I'UE, des dossiers européens seront sur la table comme la préparation du nouveau plan d'action genre ou encore la future communication sur l'immigration sous toutes ses facettes y compris développement. Dans le domaine humanitaire nous voulons encore plus rapprocher les acteurs de la protection civile et de l'humanitaire. Finalement, nous débuterons les discussions sur l'avenir des relations UE-ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique).

Forum: À part ce thème, quels sont les autres thèmes que vous souhaitez mettre en avant pendant la présidence luxembourgeoise de I'UE (2e semestre 2015)?

Romain Schneider: Tout au long de l'année 2015, nous avons un programme très diversifié dans le cadre de l'année européenne pour le développement, avec l'objectif d'intéresser de nouveaux intervenants au développement, comme les jeunes, ou encore le secteur privé. La cérémonie européenne de clôture de cette année aura lieu en décembre à Luxembourg en présence des ministres européens en charge du développement et de nombreux autres invités.

Forum: Merci pour cette interview!

Dernière mise à jour