Jean Asselborn au sujet de l'Ukraine, du crash d'un avion au Mali et du conflit israélo-palestinien

"Du côté des plus faibles"

Interview: Guillaume Chassaing

Le Quotidien: Le 24 juillet dernier, deux ressortissants luxembourgeois sont décédés au Mali dans le crash du vol AH5017 d'Air Algérie (118 morts au total), reliant Ouagadougou à Alger. Où en est l'enquête?

Jean Asselborn: C'est un nouveau drame qui touche notre pays. Ici, nous avons toujours notre cellule de crise. Et nous sommes en contact avec les Français, qui mènent l'enquête sur place, via notre ambassade. Mais, malheureusement, l'avion est vraiment carbonisé. L'identification des corps est difficile, mais les Français font ce qu'il faut pour y parvenir. Nous, au ministère, sommes prêts à aider à tout moment les familles pour le rapatriement des corps, et c'est le plus important actuellement.

Le Quotidien: Une semaine auparavant, quatre membres d'une famille de Roeser perdaient la vie dans l'est de l'Ukraine dans le crash du vol MHI7 de la Malaysia Airlines, mais les investigations n'avancent pas, puisque les enquêteurs ont du mal à se rendre sur les lieux...

Jean Asselborn: C'est terrible pour les familles. La catastrophe a eu lieu le 17 juillet et des corps ou des restes de corps sont encore sur place et les séparatistes pro -russes multiplient les entraves pour bloquer l'enquête, et les combats dans la région rendent l'accès au lieu très compliqué pour les enquêteurs australiens et néerlandais. Beaucoup d'efforts sont faits pour rapatrier tous les corps et poursuivre les investigations sur les causes du crash. Il existe des rapports de I'OSCE prouvant que les séparatistes n'ont pas respecté les corps. C'est ignoble. On ne peut pas avoir de respect pour des gens qui font des choses pareilles.

Le Quotidien: Les affrontements entre l'armée ukrainienne et les séparatistes perdurent depuis plusieurs semaines. Ce conflit est-il dans une impasse?

Jean Asselborn: Le 1er mars, le Parlement russe a autorisé le gouvernement à annexer la Crimée et Sébastopol. Il avait aussi donné l'autorisation à l'armée russe d'entrer en Ukraine de l'Est. Après cela, on pouvait croire qu'une solution était possible, surtout au début du mois de juin lorsque nous étions en Normandie (NDLR: le 6 juin pour les commémorations du 70e anniversaire du débarquement de 1944). Vladimir Poutine, Barack Obama, François Hollande, Angela Merkel... Tout le monde était là et en rentrant au Luxembourg, j'avais un certain espoir. Le lendemain (NDLR: le samedi 7 juin), je suis allé à Kiev pour l'investiture de Petro Porochenko. Le président ukrainien a présenté son plan de paix. On avait aussi beaucoup d'espoir que cela aille dans le bon sens. Et Vladimir Poutine, lors de sa visite d'État à Vienne (le 24 juin), a déclaré que le plan Porochenko était, pour lui, une manière de procéder et une réponse adéquates.

Le Quotidien: Mais, pour le moment, rien n'a abouti...

Jean Asselborn: Depuis le début, le Kremlin ne prend pas ses distances avec les séparatistes. Et qui sont ces séparatistes? Ce sont des Ukrainiens, des Russes et des mercenaires, et la plupart d'entre eux sont des criminels. Ils opèrent avec une brutalité inouïe et ont entre leurs mains des armes russes. Pourquoi Vladimir Poutine reste-t-il solidaire des séparatistes? C'est une grande énigme. Je ne veux pas dire que le problème est seulement d'un côté. A un certain moment, les Ukrainiens aussi ont décidé de tout miser sur le militaire. Mais ce qui manque cruellement est que le président Poutine dise aux séparatistes d'arrêter les combats, de déposer les armes et d'essayer de trouver une solution politique et pacifique.

Le Quotidien: Pensez-vous que les sanctions sectorielles (finances, armes, technologies) prises la semaine dernière par l'Union européenne à l'encontre de la Russie vont pousser Vladimir Poutine à prendre ses distances avec les séparatistes pro russes en Ukraine?

Jean Asselborn: C'est un signal fort de I'UE pour dire que nous ne restons pas dans l'indifférence. Les sanctions ne vont pas renverser Moscou, mais il faut se rendre compte que la Russie connaît déjà une dévaluation du rouble, un manque d'investissements étrangers entre 30 et 40% par rapport à l'année dernière, une croissance divisée par deux. Ces sanctions ne visent pas le peuple russe, pour qui j'ai énormément de respect, mais les gens qui poursuivent et organisent la déstabilisation de l'Ukraine. Le but de ces sanctions est effectivement que la Russie prenne ses distances avec les séparatistes pro -russes.

Le Quotidien: Quel rôle a joué le Luxembourg dans l'élaboration de ces sanctions?

Jean Asselborn: J'ai suivi l'intégralité de cette démarche européenne. Au début, nous avons vraiment hésité. Nous avons très bien fait de diviser le processus de sanctions en phases. Aujourd'hui, nous sommes arrivés dans une certaine mesure à la phase 3, à savoir les sanctions sectorielles. Le Luxembourg est solidaire de cette démarche et solidaire dans l'exécution de ces sanctions.

Le Quotidien: Ces sanctions auront-elles un impact au Grand -Duché?

Jean Asselborn: La place financière ne va pas s'écrouler à cause de ces sanctions. Même si la place est une plaque tournante importante par rapport aux contacts avec la Russie, au même titre que d'autres places européennes comme Londres, son élan ne va pas être brisé par ces sanctions.

Le Quotidien: Un autre conflit secoue actuellement la planète, il s'agit de celui entre Israéliens et Palestiniens...

Jean Asselborn: Ce matin [mercredi], j'ai eu Mustafa Barghouti (NDLR: médecin, fondateur de l'initiative nationale palestinienne et militant de la résistance populaire non violente) au téléphone. Il m'a dit: "Jean, cela devient un génocide à Gaza". Depuis quatre semaines, les morts se comptent par centaines, les blessés par milliers, les hôpitaux, les écoles de l'ONU sont visés, il n'y a plus d'eau, l'électricité manque... C'est horrible. Depuis des années, 1,8 million d'habitants vivent sur un territoire d'une superficie équivalente à un septième du Luxembourg sans aucune perspective de pouvoir sortir de ce lieu. Aujourd'hui, Gaza, la prison à ciel ouvert, se transforme en cimetière.

Le Quotidien: Comment en est-on arrivé là?

Jean Asselborn: Je ne veux pas recommencer l'histoire. Israël a le droit de se défendre et de protéger sa population. On ne peut jamais accepter qu'un pays lance des roquettes sur un autre. Et je condamne de la manière la plus ferme les tirs. Mais ce droit d'Israël ne justifie pas la terrible somme de souffrances qui est infligée aux populations civiles.

Le Quotidien: Depuis le début des hostilités, les appels au cessez-le-feu de la communauté internationale n'ont pas été entendus. Comment envisagez-vous la suite des événements?

Jean Asselborn: La priorité absolue, aujourd'hui, est de faire cesser sur-le-champ les souffrances des populations civiles palestiniennes. Une fois la trêve humanitaire actée, une cessation complète et durable des hostilités devra être négociée. Il n'existe pas d'autre issue : la violence doit cesser. Et dans la foulée, les deux parties doivent se remettre autour de la table. Car même si les pourparlers ont souvent été difficiles, dès qu'ils cessent, la violence surgit. Cela ne peut plus continuer ainsi.

Le Quotidien: Que préconisez-vous pour régler définitivement le conflit israélo-palestinien?

Jean Asselborn: La population palestinienne mérité de vivre en dignité. Le blocus qui étrangle Gaza depuis des années doit impérativement être levé. Il faut s'attaquer ensuite causes profondes du conflit israélo-palestinien. Le plus fort des deux, Israël, doit faire un choix: accepter la seule voie possible pour vivre en paix, c'est-à-dire accepter la solution de deux États. Tant que les Palestiniens n'auront pas droit à leur propre État, qui doit comprendre Jérusalem -Est, la Cisjordanie et Gaza, il n'y aura jamais la paix.

Le Quotidien: Dans la région, la Syrie se trouve aussi dans l'impasse...

Jean Asselborn: La situation est malheureusement toujours alarmante. Aujourd'hui, on ne parle plus du régime contre les rebelles ou des rebelles contre le régime, l'urgence est humanitaire. Avec l'Australie et la Jordanie, le Luxembourg est parvenu, au Conseil de sécurité de l'ONU, à l'adoption à l'unanimité de la résolution 2165, qui autorise les agences humanitaires de l'ONU à acheminer l'aide humanitaire partout en Syrie sans le consentement des autorités syriennes. Cela fonctionne : des convois, venant de Turquie et de Jordanie, ont pu venir en aide à la population. Sur le fond, il y a des pessimistes qui disent que cela peut durer encore des années. La seule solution durable pour mettre fin au conflit passe par un processus politique, porté par l'ensemble des Syriens.

Le Quotidien: L'Irak voisin est également touché avec l'installation, sur une partie de ses terres et celles de la Syrie, de l'État islamique en Irak et au Levant...

Jean Asselborn: J'ai récemment pu rencontrer les Syriens que nous avons accueillis au Luxembourg. Ils m'ont dit que ces gens de l'ISIS (NDLR: Islamic State of Iraq and Levant), qui agissent à Mossoul et en Irak, sont des criminels. Avec la prise de Mossoul, ils possèdent désormais énormément de moyens et menacent l'unité de l'Irak et la stabilité de la région. Et le Luxembourg condamne de la manière la plus ferme la persécution systématique des minorités ethniques et religieuses par l'État islamique en Irak et au Levant. Nous sommes très préoccupés par le traitement réservé à la population chrétienne de Mossoul.

Le Quotidien: Comment faire cesser ces conflits au Moyen-Orient?

Jean Asselborn: Comme je l'ài dit lors de la dernière réunion du Conseil de sécurité de l'ONU (NDLR : le 22 juillet à New York), il n'y a pas de solution miracle pour résoudre les conflits qui affectent le Moyen-Orient. Mais à chaque fois que nous le pourrons, nous devrons tout faire pour remettre la diplomatie au centre du jeu. Surtout, nous devrons montrer de quel côté bat le coeur de la communauté internationale. Du côté des plus faibles, c'est-à-dire celui des victimes, qu'elles se trouvent à Alep, Mossoul ou Gaza.

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