Discours de Jean Asselborn à l'occasion de la conférence du réseau européen des migrations

"L’Europe doit affirmer son rôle (...)"

Seul le discours prononcé fait foi

"Tout d’abord, merci d’avoir honoré de votre présence cet événement organisé par l’European Migration Network (EMN), la Commission européenne, ainsi que la Présidence luxembourgeoise.

Votre participation si nombreuse démontre l’importance et la nécessité de cet échange. Il ne s’agit certainement pas d’une coïncidence si ce 30e anniversaire tombe sous la Présidence luxembourgeoise !

Il y a dix ans, l’Europe s’interrogeait déjà sur l’avenir de l’espace Schengen, ce questionnement semble être d’autant plus important aujourd’hui en vue des différents défis entourant le système Schengen, à savoir la gestion des frontières extérieures de l’Union européenne, de même que l’introduction temporaire de contrôle aux frontières à l’intérieur de la zone Schengen par certains États membres ces dernières semaines.

Sans doute, l’initiative Schengen a été un projet ambitieux depuis son origine. Considéré, au départ, comme un acte symbolique entre les États signataires, Schengen s’est imposé dès le début comme le vecteur principal du développement du marché unique de l’Union européenne. Aujourd’hui, l’espace Schengen ne signifie pas que libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes, mais Schengen est aussi synonyme de l’harmonisation des régimes de visas, de la suppression des contrôles aux frontières intérieures, du développement de la coopération judiciaire et policière, de solidarité et de confiance, … bref: d’esprit européen.

La plupart des citoyens européens reconnaissent les acquis de Schengen comme une valeur ajoutée dont ils profitent au jour le jour. Ceci se traduit par exemple par la circulation transfrontalière, et surtout au niveau d’un petit pays comme le Luxembourg ! Le nombre total de personnes travaillant au Luxembourg a doublé depuis 1990.

Aujourd’hui, plus de 160.000 personnes traversent les frontières tous les jours pour venir travailler au Grand-Duché. Cela représente donc 45% sur une population active de 385.500 personnes ! Figurez-vous si aujourd’hui encore, des douaniers devaient quotidiennement contrôler 160.000 personnes à l’entrée et à la sortie du pays. La construction européenne et Schengen ont sans aucun doute permis de développer l’activité économique luxembourgeoise, ainsi que la création d’emplois dans la grande région.

Bien évidemment, cette avancée a également eu des répercussions positives sur les autres pays membres de cette zone de libre circulation. Schengen a, en effet, connu un grand nombre de success-stories à travers l’Europe.

Les travailleurs peuvent s’installer librement dans un pays pour exercer un métier. De son côté, le tourisme et l’économie qui y est rattachée ont aussi profité de cet accord si on considère qu’avec un visa il est possible de voyager dans 26 États. À travers les années, ces succès ont également incité les nouveaux États membres, ainsi que d’autres États européens comme la Norvège, l’Islande, la Suisse et le Liechtenstein à s’associer à cette initiative. Cet élargissement a certainement présenté un défi à l’espace Schengen suite à l’extension des frontières extérieures. Cependant, on peut considérer que l’intégration dans l’espace Schengen a probablement accéléré l’intégration au sein de l’Union européenne, l’assimilation de ses valeurs et une croissance économique renforcée de ces pays.

La construction de l’espace Schengen, tout comme la construction européenne en général, ne relève pas d’un caractère figé – tout au contraire.

Un corolaire de l’abolition du contrôle aux frontières intérieures est le renforcement du contrôle et de la surveillance des frontières extérieures. Dès le début de cette initiative, le système Schengen prescrit que chaque État membre, qui en dispose, soit chargé du contrôle de ses frontières extérieures et ceci aussi en faveur de tous les autres États membres. Certes, l’efficacité de cet exercice détermine la sécurité de l’espace Schengen. Afin de renforcer justement le contrôle de ces frontières, l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne, c’est-à-dire Frontex, a été créée en 2004.

Vu l’actualité, la gestion des frontières extérieures est à nouveau davantage thématisée.

L’Europe doit actuellement faire face à voisinage qui connaît de plus en plus de foyers de tension. En passant par l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, l’Iraq, la Syrie, ainsi que l’Ukraine - les conflits armés et les zones de combat sont omniprésents. Soulignons, peut-être, que l’afflux des personnes ne se limite pourtant pas qu’à ces zones.

Les images qui défilent depuis des mois dans les médias parlent d’eux-mêmes. L’Europe doit actuellement faire face au plus grand afflux de réfugiés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’Europe doit affirmer son rôle et se charger de cette urgence humanitaire. Elle ne peut pas fermer ses yeux devant l’afflux de personnes qui ont réussi à se sauver de ces foyers de tension et de ces persécutions. Un accueil digne des valeurs européennes doit être garanti à ces familles et jeunes individus ayant besoin de protection. L’Europe et tous ses éléments qui la compose, c’est-à-dire les Etats, les régions et les communes, voire chaque citoyen, doivent faire des efforts afin de répondre d’une manière positive à cet appel de solidarité.

Dans le même exercice, l’Europe est invité à revoir ses stratégies afin d’améliorer le contrôle effectif de ses frontières extérieures – ce qui permettra également un afflux coordonné des migrants. L’Europe doit réformer sa gestion systématique des frontières extérieures afin de permettre au système d’absence de contrôle à l’intérieur de demeurer en place.

De même que le système Dublin, la dimension extérieure de Schengen a atteint ses limites. Un nombre limité d’États, particulièrement exposés aux flux migratoires, à savoir l’Italie et la Grèce, doivent porter la charge de tout un système qui est basé sur la solidarité et la confiance mutuelle, c’est-à-dire l’esprit Schengen en soi. Les décisions sur la relocalisation de 40.000 personnes et puis de 120.000 personnes ces derniers mois ont affiché que la solidarité peut rester parfois un concept qui est difficile à mettre en oeuvre quand l’ensemble des États membres ne se sent pas directement concerné de la même manière par la question.

Frontex a annoncé que plus de 500.000 personnes ont déjà traversé les frontières extérieures de manière illégale entre janvier et août cette année. Ces statistiques,conjointement avec l’afflux massif de personnes, ont poussé certaines États membres à prendre la décision de réintroduire temporairement des contrôles aux frontières intérieures. Même si cette possibilité est prévue par les traités européens, il doit être veillé à limiter de telles décisions sur le long terme. Un effet domino doit être évité pour empêcher que des États membres ne se voient à nouveau contraints de réintroduire des contrôles temporaires.

En ce temps d’enchainement de crises – crise financière, crise budgétaire, crise de l’immigration - la solidarité entre et la confiance envers les partenaires européens doivent être les mots d’ordre et nous devons réussir à augmenter nos capacités pour résorber les chocs touchant les Etats membres de façon asymétrique.

Tout en venant à l’aide aux pays de première entrée, à travers la mise à disposition de ressources financières, humaines et matériels, l’Europe est devant la responsabilité de rendre le système plus efficace, de même que plus adapté aux événements du moment. Des solutions programmées sur le court, moyen et long terme s’imposent. Ceci, d’un côté, pour maintenir les acquis de Schengen et la facilité de franchir les frontières pour les citoyens européens et les citoyens de pays tiers de bonne foi – les voyageurs doivent rester une partie intégrante d’une gestion moderne des frontières. D’un autre côté, ces actions devront permettre de lutter contre l’immigration illégale dans le contexte de la lutte contre la traite et le trafic des êtres humains, le terrorisme et le crime organisé.

Schengen a été initialement conçu par 5 États. L’élargissement européen, ainsi que l’attractivité de Schengen, a permis d’arriver à la participation de 26 États. Toutefois, l’espace Schengen n’a jamais connu de mise à jour substantielle, malgré cet élargissement conséquent. Il est donc opportun de s’interroger sur la voie que Schengen doit prendre - car un système à l’arrêt est un système qui recule !

Notre gestion des frontières extérieures est à adapter et à mettre en harmonie avec les défis de demain, à savoir la gestion des flux migratoires légaux et illégaux, le régime d’asile européen commun, la question des visas, ainsi que l’accroissement constant des voyageurs vers l’Europe. En effet, les prévisions tablent sur un total de 887 millions de passages aux frontières extérieures d’ici 2025.

Une politique ouverte est possible quand les règles sont respectées – c’est pourquoi il faut aussi trouver un équilibre entre migration légale et retour. Il sera question de trouver des moyens efficaces pour contrecarrer et limiter les abus du système d’asile.

Dans l’intention de contrecarrer les conséquences négatives du système actuel en matière de contrôle extérieur des frontières, le rôle des agences européennes est également à renforcer au niveau financier, matériel, et des ressources humaines. EUROJUST et EUROPOL, mais également FRONTEX et EASO sont à équiper davantage afin de pouvoir mieux soutenir les Etats membres particulièrement exposés aux flux migratoires. Ce développement doit étroitement être lié à l’élargissement et à la revue du mandat de l’agence Frontex. De même, les réflexions sur les Rapid Border Intervention Teams (RABIT) doivent être poussées davantage !

Ensuite, les avancées technologiques ayant joué un rôle important pour la pérennisation de Schengen, et au niveau de la migration en général (Eurodac, SIS, VIS, Eurosur), devraient également permettre de développer des frontières plus modernes et à caractère plus intelligent (Smart Borders). Cela nous autorisera aussi d’améliorer la coopération policière et judiciaire, de même que la lutte contre le crime organisé et le trafic de drogue.

Dans ce sens, les moyens financiers sont à mettre en adéquation avec les défis politiques du moment… et de demain.

Anticiper les défis quand il est possible, nous permet d’être plus sereins et mieux organisés demain. Un système efficace nécessite des règles appropriées. Néanmoins, sécurité, justice, ouverture et contrôle ne constituent pas des éléments qui sont mutuellement exclusifs.

Vu l’actualité du dossier, une réflexion sur le développement actuel et futur de l’acquis Schengen s’impose. La question ne doit pas se limiter à la bifurcation entre "frontières ou pas de frontières", mais prendre en compte les défis de demain nécessitant une approche holistique tout en avançant dans une logique de paquet. Traité les dossiers d’aujourd’hui d’une manière isolée, n’entrainera pas les effets escomptés – au contraire. Les différentes filières politiques doivent se rapprocher pour renforcer leur collaboration. D’autant plus, une bonne coordination est nécessaire pour développer des politiques cohérentes et des réponses effectives au sujet du moment. De fait, des politiques intégrées s’imposent.

Alors qu’il est clair que des mesures immédiates sont nécessaires pour remédier à la situation extraordinaire en cours, une approche durable et des mesures de gestion des frontières basées sur les principes de responsabilité partagée, confiance mutuelle et solidarité sont également incontournables.

30 ans d’accord de Schengen - 30 ans d’expérience – il est donc important de capitaliser cette expérience afin de garantir les fruits du système pour l’avenir!

Finalement, il s’agit d’un exercice européen commun. Nous devons être aptes à imaginer le long terme de la gestion de nos frontières et la libre circulation afin de permettre à Schengen de répondre aux défis de l’avenir."

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