"Pas à n'importe quel prix"

Interview de Jean Asselborn dans le Luxemburger Wort

Interview: Luxemburger Wort (Gaston Carre)

Luxemburger Wort: Jean Asselborn, l'Afghanistan est marqué par une situation sécuritaire explosive et des négociations de paix dont le principe est contesté. Quelle est votre analyse de la donne actuelle?

Jean Asselborn: Ces dernières années, le pays a fait l'objet de nombreuses mutations sur le plan politique, économique et sécuritaire, mais il fait également face à de nombreux défis, notamment sur le plan migratoire, qui ont un impact important sur la stabilité du pays et de la région. La tenue d'élections présidentielles en juillet prochain et l'intensification des pourparlers de paix ces derniers mois caractérisent par ailleurs la donne actuelle en Afghanistan, un pays dans lequel le Luxembourg s'est beaucoup investi depuis l'an 2000 en termes d'action humanitaire, de coopération au développement et d'aide à la stabilisation.

Luxemburger Wort: Les États-Unis ont entamé des négociations avec les talibans, sans participation du gouvernement afghan. Cette démarche vous semblet-elle légitime?

Jean Asselborn: L'UE et ses Etats membres s'accordent sur le fait qu'un dialogue entre le gouvernement afghan et les talibans devrait commencer dès que possible. Nous apprécions les efforts de tous les acteurs internationaux et régionaux, qui tentent d'amener les parties au conflit à la table des négociations. Nous nous félicitons de l'engagement des États-Unis en faveur de la paix: les efforts diplomatiques en cours de l'envoyé spécial des États-Unis Zalmay Khalilzad ont donné un nouvel élan au processus de paix. Il est certes important de profiter de l'élan actuel, mais cela ne doit pas se faire au détriment des valeurs et des droits du peuple afghan. L'UE soutient le processus de paix, mais pas à n'importe quel prix. Les négociations doivent préserver les acquis des 17 dernières années, notamment pour les citoyens les plus vulnérables. Nous attachons une grande importance à la défense des droits fondamentaux, notamment les droits des femmes, des enfants et des minorités, ainsi que le respect de la constitution afghane. Avec les collègues européens, nous sommes d'avis qu'un dialogue intra-afghan devrait accompagner le processus de paix à toutes les étapes. Les négociations entre les talibans et les États-Unis font partie de ce processus et devraient donc intégrer les consultations intra-afghanes. La paix ne peut être durable que si elle est formée et acceptée par tous les Afghans et ancrée dans les différentes communautés à travers le pays.

Luxemburger Wort: Concrètement, que propose l'Europe?

Jean Asselborn: L'UE est prête à jouer un rôle de facilitateur dans le processus de paix. Lors de la conférence de Genève, la Haute Représentante de I'UE Federica Mogherini a présenté cinq propositions concrètes: - Contribuer à un processus inclusif impliquant les femmes, les minorités, les oulémas (théologiens sunnites), la diaspora et la société civile - Soutenir les réformes pouvant résulter d'un accord de paix, notamment la réforme du secteur de la sécurité - Soutenir l'intégration socio-économique des personnes qui décident de déposer les armes - Se porter garante du processus de paix - Promouvoir plus de projets commerciaux et d'infrastructures avec les voisins de l'Afghanistan. Le Luxembourg soutient pleinement cette approche qui a déjà porté ses fruits par le passé dans le cadre des conflits armés en Indonésie (Aceh) et en Colombie.

Luxemburger Wort: L'Allemagne en 2017 fut critiquée pour le rapatriement de demandeurs d'asile afghans, dans des régions afghanes que Berlin avait considéré comme "sûres". De tels rapatriements sont-ils concevables aujourd'hui?

Jean Asselborn: Face aux critiques qui à ce moment-là avaient effectivement accablé l'Allemagne, il faut rappeler que les demandeurs en question ont tous eu, en Allemagne, de sérieux démêlés avec la justice. Pour ce qui concerne le Luxembourg, nous avions un accord avec le gouvernement afghan avant la crise de 2015: il convenait alors de ne pas refuser à l'Afghanistan, confronté à un énorme défi de reconstruction, le retour de ses forces vives, des jeunes qui pour partie avaient un haut niveau d'instruction. Depuis lors malheureusement la situation est à nouveau très détériorée, de sorte que des retours forcés au pays ne sont pas envisageables. Je n'ai, quant à moi, jamais renvoyé un Afghan en Afghanistan.

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